Ce roman épistolaire raconte une histoire d'amour impossible entre Julie d’Étange, une jeune noble suisse, fille d'un baron, et son précepteur1 Saint-Preux, qui n'est qu'un simple roturier2. Au début du roman, ces deux personnages gardent leur amour secret et s'échangent des billets et des lettres où s'expriment leur sentiment amoureux respectif mais aussi leurs interrogations face à cet amour impossible à vivre au grand jour. Cette correspondance fictive permet à Rousseau de réfléchir à la question de l'homme et de ses passions, d'expérimenter dans un roman ses idées sur l'amour. Ce roman est le plus grand succès de librairie de son époque. En voici un long extrait :
1. Précepteur : personne engagée pour assurer l'éducation et l'instruction de Julie chez elle.
2. Roturier : qui n'appartient pas à la noblesse.
- Lettre XIII -
De Julie
Je vous le disais bien, que nous étions heureux ; rien ne me l'apprend mieux que l'ennui que j'éprouve au moindre changement d'état. Si nous avions des peines bien vives, une absence de deux jours nous en ferait-elle tant ? Je dis, nous, car je sais que mon ami partage mon impatience ; il la partage parce que je la sens, et il la sent encore pour lui-même : je n'ai plus besoin qu'il me dise ces choses-là.
Nous ne sommes à la campagne que d'hier au soir, il n'est pas encore l'heure où je vous verrais à la ville, et cependant mon déplacement me fait déjà trouver votre absence plus insupportable. Si vous ne m'aviez pas défendu la géométrie, je vous dirais que mon inquiétude est en raison composée des intervalles du temps et du lieu1 ; tant je trouve que l'éloignement ajoute au chagrin de l'absence !
J'ai apporté votre lettre et votre plan d'études, pour méditer l'une et l'autre, et j'ai déjà relu deux fois la première : la fin m'en touche extrêmement. Je vois, mon ami, que vous sentez le véritable amour, puisqu'il ne vous a point ôté le goût des choses honnêtes, et que vous savez encore dans la partie la plus sensible de votre cœur faire des sacrifices à la vertu. En effet, employer la voie de l'instruction pour corrompre une femme est de toutes les séductions la plus condamnable, et vouloir attendrir sa maîtresse à l'aide des romans est avoir bien peu de ressources en soi-même. Si vous eussiez plié dans vos leçons la philosophie à vos vues, si vous eussiez tâché d'établir des maximes favorables à votre intérêt, en voulant me tromper vous m'eussiez bientôt détrompée ; mais la plus dangereuse de vos séductions est de n'en point employer. Du moment que la soif d'aimer s'empara de mon cœur, et que j'y sentis naître le besoin d'un éternel attachement, je ne demandai point au ciel de m'unir à un homme aimable, mais à un homme qui eût l'âme belle ; car je sentais bien que c'est de tous les agréments qu'on peut avoir, le moins sujet au dégoût, et que la droiture et l'honneur ornent tous les sentiments qu'ils accompagnent. Pour avoir bien placé ma préférence, j'ai eu, comme Salomon2, avec ce que j'avais demandé, encore ce que je ne demandais pas. Je tire un bon augure pour mes autres vœux de l'accomplissement de celui-là, et je ne désespère pas, mon ami, de pouvoir vous rendre aussi heureux un jour que vous méritez de l'être. Les moyens en sont lents, difficiles, douteux ; les obstacles terribles : je n'ose rien me promettre ; mais croyez que tout ce que la patience et l'amour pourront faire ne sera pas oublié. Continuez cependant à complaire en tout à ma mère, et préparez-vous, au retour de mon père, qui se retire enfin tout à fait après trente ans de service, à supporter les hauteurs d'un vieux gentilhomme brusque mais plein d'honneur, qui vous aimera sans vous caresser3 et vous estimera sans le dire.
J'ai interrompu ma lettre pour m'aller promener dans des bocages qui sont près de notre maison. Ô mon doux ami ! je t'y conduisais avec moi, ou plutôt je t'y portais dans mon sein. Je choisissais les lieux que nous devions parcourir ensemble ; j'y marquais des asiles dignes de nous retenir ; nos cœurs s'épanchaient d'avance dans ces retraites délicieuses ; elles ajoutaient au plaisir que nous goûtions d'être ensemble ; elles recevaient à leur tour un nouveau prix du séjour de deux vrais amants, et je m'étonnais de n'y avoir point remarqué seule les beautés que j'y trouvais avec toi.
Parmi les bosquets naturels que forme ce lieu charmant, il en est un plus charmant que les autres, dans lequel je me plais davantage, et où, par cette raison, je destine une petite surprise à mon ami. Il ne sera pas dit qu'il aura toujours de la déférence, et moi jamais de générosité : c'est là que je veux lui faire sentir, malgré les préjugés vulgaires, combien ce que le cœur donne vaut mieux que ce qu'arrache l'importunité. Au reste, de peur que votre imagination vive ne se mette un peu trop en frais, je dois vous prévenir que nous n'irons point ensemble dans le bosquet sans l'inséparable cousine.
À propos d'elle, il est décidé, si cela ne vous fâche pas trop, que vous viendrez nous voir lundi. Ma mère enverra sa calèche à ma cousine ; vous vous rendrez chez elle à dix heures ; elle vous amènera ; vous passerez la journée avec nous, et nous nous en retournerons tous ensemble le lendemain après le dîner4.
J'en étais ici de ma lettre quand j'ai réfléchi que je n'avais pas pour vous la remettre les mêmes commodités qu'à la ville. J'avais d'abord pensé de vous renvoyer un de vos livres par Gustin, le fils du jardinier, et de mettre à ce livre une couverture de papier, dans laquelle j'aurais inséré ma lettre ; mais, outre qu'il n'est pas sûr que vous vous avisassiez de la chercher, ce serait une imprudence impardonnable d'exposer à des pareils hasards le destin de notre vie. Je vais donc me contenter de vous marquer simplement par un billet le rendez-vous de lundi, et je garderai la lettre pour vous la donner à vous-même. Aussi bien j'aurais un peu de souci qu'il n'y eût trop de commentaires sur le mystère du bosquet.
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1. Composée des intervalles du temps et du lieu : c'est-à-dire la multiplication de la durée de l'absence et de la distance de l'éloignement.
2. Salomon : le règne du roi Salomon est décrit dans le Premier Livre des Rois. Salomon bâtit le temple de Jérusalem sur la fondation posée par le roi David.
3. Sans vous caresser : sans vous faire de démonstration d'amitié.
4. Le dîner : le repas de la mi-journée, qui se prenait au début de l'après-midi.
- Lettre XIV -
À Julie
Qu'as-tu fait, ah ! qu'as-tu fait, ma Julie ? Tu voulais me récompenser, et tu m'as perdu. Je suis ivre, ou plutôt insensé. Mes sens sont altérés, toutes mes facultés sont troublées par ce baiser mortel. Tu voulais soulager mes maux ? Cruelle ! tu les aigris. C'est du poison que j'ai cueilli sur tes lèvres ; il fermente, il embrase mon sang, il me tue, et ta pitié me fait mourir.
Ô souvenir immortel de cet instant d'illusion, de délire et d'enchantement, jamais, jamais tu ne t'effaceras de mon âme ; et tant que les charmes de Julie y seront gravés, tant que ce cœur agité me fournira des sentiments et des soupirs, tu seras le supplice et le bonheur de ma vie !
Hélas ! je jouissais d'une apparente tranquillité ; soumis à tes volontés suprêmes, je ne murmurais plus d'un sort auquel tu daignais présider. J'avais dompté les fougueuses saillies d'une imagination téméraire ; j'avais couvert mes regards d'un voile et mis une entrave à mon cœur ; mes désirs n'osaient plus s'échapper qu'à demi ; j'étais aussi content que je pouvais l'être. Je reçois ton billet, je vole chez ta cousine ; nous nous rendons à Clarens, je t'aperçois, et mon sein palpite ; le doux son de ta voix y porte une agitation nouvelle ; je t'aborde comme transporté, et j'avais grand besoin de la diversion de ta cousine pour cacher mon trouble à ta mère. On parcourt le jardin, l'on dîne tranquillement, tu me rends en secret ta lettre que je n'ose lire devant ce redoutable témoin ; le soleil commence à baisser, nous fuyons tous trois dans le bois le reste de ses rayons, et ma paisible simplicité n'imaginait pas même un état plus doux que le mien.
En approchant du bosquet j'aperçus, non sans une émotion secrète, vos signes d'intelligence, vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat. En y entrant, je vis avec surprise ta cousine s'approcher de moi, et d'un air plaisamment suppliant, me demander un baiser. Sans rien comprendre à ce mystère, j'embrassai cette charmante amie ; et, tout aimable, toute piquante qu'elle est, je ne connus jamais mieux, que les sensations ne sont rien que ce que le cœur les fait être. Mais que devins-je un moment après quand je sentis… la main me tremble… un doux frémissement… ta bouche de roses… la bouche de Julie… se poser, se presser sur la mienne, et mon corps serré dans tes bras ! Non, le feu du ciel n'est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l'instant m'embraser. Toutes les parties de moi-même se rassemblèrent sous ce toucher délicieux. Le feu s'exhalait avec nos soupirs de nos lèvres brûlantes, et mon cœur se mourait sous le poids de la volupté, quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeux, t'appuyer sur ta cousine, et tomber en défaillance. Ainsi la frayeur éteignit le plaisir, et mon bonheur ne fut qu'un éclair.
À peine sais-je ce qui m'est arrivé depuis ce fatal moment. L'impression profonde que j'ai reçue ne peut plus s'effacer. Une faveur ?… c'est un tourment horrible… Non, garde tes baisers, je ne les saurais supporter… ils sont trop âcres, trop pénétrants ; ils percent, ils brûlent jusqu'à la moelle... ils me rendraient furieux. Un seul, un seul m'a jeté dans un égarement dont je ne puis plus revenir. Je ne suis plus le même, et ne te vois plus la même. Je ne te vois plus comme autrefois réprimante et sévère ; mais je te sens et te touche sans cesse unie à mon sein comme tu fus un instant. Ô Julie ! quelque sort que m'annonce un transport dont je ne suis plus maître, quelque traitement que ta rigueur me destine, je ne puis plus vivre dans l'état où je suis, et je sens qu'il faut enfin que j'expire à tes pieds… ou dans tes bras.
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- Lettre XV -
De Julie
Il est important, mon ami, que nous nous séparions pour quelque temps, et c'est ici la première épreuve de l'obéissance que vous m'avez promise. Si je l'exige en cette occasion, croyez que j'en ai des raisons très fortes : il faut bien, et vous le savez trop, que j'en aie pour m'y résoudre ; quant à vous, vous n'en avez pas besoin d'autre que ma volonté.
Il y a longtemps que vous avez un voyage à faire en Valais. Je voudrais que vous pussiez l'entreprendre à présent qu'il ne fait pas encore froid. Quoique l'automne soit encore agréable ici, vous voyez déjà blanchir la pointe de la Dent-de-Jamant, et dans six semaines je ne vous laisserais pas faire ce voyage dans un pays si rude. Tâchez donc de partir dès demain : vous m'écrirez à l'adresse que je vous envoie, et vous m'enverrez la vôtre quand vous serez arrivé à Sion.
Vous n'avez jamais voulu me parler de l'état de vos affaires ; mais vous n'êtes pas dans votre patrie ; je sais que vous y avez peu de fortune et que vous ne faites que la déranger ici, où vous ne resteriez pas sans moi. Je puis donc supposer qu'une partie de votre bourse est dans la mienne, et je vous envoie un léger acompte1 dans celle que renferme cette boît, qu'il ne faut pas ouvrir devant le porteur. Je n'ai garde d'aller au-devant des difficultés, je vous estime trop pour vous croire capable d'en faire.
Je vous défends, non seulement de retourner sans mon ordre, mais de venir nous dire adieu. Vous pouvez écrire à ma mère ou à moi, simplement pour nous avertir que vous êtes forcé de partir sur-le-champ pour une affaire imprévue, et me donner, si vous voulez, quelques avis sur mes lectures, jusqu'à votre retour. Tout cela doit être fait naturellement et sans aucune apparence de mystère. Adieu, mon ami, n'oubliez pas que vous emportez le cœur et le repos de Julie.
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1. Acompte : orthographié généralement à compte au XVIIIe siècle. Au thème médiéval de l'amour courtois pour une demoiselle d'un rang plus élevé, Rousseau associe celui de l'amant entretenu par une femme plus riche (à l'image de Dorante dans Les Fausses Confidences [1737] de Marivaux).
- Lettre XVI -
Réponse
Je relis votre terrible lettre, et je frissonne à chaque ligne. J'obéirai pourtant, je l'ai promis, je le dois ; j'obéirai. Mais vous ne savez pas, non, barbare, vous ne saurez jamais ce qu'un tel sacrifice coûte à mon cœur. Ah ! vous n'aviez pas besoin de l'épreuve du bosquet pour me le rendre sensible. C'est un raffinement de cruauté perdu pour votre âme impitoyable, et je puis au moins vous défier de me rendre plus malheureux.
Vous recevrez votre boîte dans le même état où vous l'avez envoyée. C'est trop d'ajouter à l'opprobre à la cruauté ; si je vous ai laissée maîtresse de mon sort, je ne vous ai point laissée l'arbitre de mon honneur. C'est un dépôt sacré (l'unique, hélas ! qui me reste !) dont jusqu'à la fin de ma vie nul ne sera chargé que moi seul.
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- Lettre XVII -
Réplique
Votre lettre me fait pitié ; c'est la seule chose sans esprit que vous ayez jamais écrite.
J'offense donc votre honneur, pour lequel je donnerais mille fois ma vie ? J'offense donc ton honneur, ingrat ! qui m'as vue prête à t'abandonner le mien ? Où est-il donc cet honneur que j'offense ? Dis-le-moi, cœur rampant, âme sans délicatesse ? Ah ! que tu es méprisable, si tu n'as qu'un honneur, que Julie ne connaisse pas ! Quoi ! ceux qui veulent partager leur sort n'oseraient partager leurs biens, et celui qui fait profession d'être à moi se tient outragé de mes dons ! Et depuis quand est-il vil de recevoir de ce qu'on aime ? Depuis quand ce que le cœur donne déshonore-t-il le cœur qui l'accepte : mais on méprise un homme qui reçoit d'un autre : on méprise celui dont les besoins passent la fortune. Et qui le méprise ? des âmes abjectes qui mettent l'honneur dans la richesse, et pèsent les vertus au poids de l'or. Est-ce dans ces basses maximes qu'un homme de bien met son honneur et le préjugé même de la raison n'est-il pas en faveur du plus pauvre ?
Sans doute, il est des dons vils qu'un honnête homme ne peut accepter ; mais apprenez qu'ils ne déshonorent pas moins la main qui les offre, et qu'un don honnête à faire est toujours honnête à recevoir ; or, sûrement mon cœur ne me reproche pas celui-ci, il s'en glorifie. Je ne sache rien de plus méprisable qu'un homme dont on achète le cœur et les soins, si ce n'est la femme qui les paye ; mais entre deux cœurs unis la communauté des biens est une justice et un devoir ; et si je me trouve encore en arrière de ce qui me reste de plus qu'à vous, j'accepte sans scrupule ce que je réserve, et je vous dois ce que je ne vous ai pas donné. Ah ! si les dons de l'amour sont à charge, quel cœur jamais peut être reconnaissant ?
Supposeriez-vous que je refuse à mes besoins ce que je destine à pourvoir aux vôtres ? Je vais vous donner du contraire une preuve sans réplique. C'est que la bourse que je vous renvoie contient le double de ce qu'elle contenait la première fois, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de la doubler encore. Mon père me donne pour mon entretien une pension, modique à la vérité, mais à laquelle je n'ai jamais besoin de toucher, tant ma mère est attentive à pourvoir à tout, sans compter que ma broderie et ma dentelle suffisent pour m'entretenir de l'une et de l'autre. Il est vrai que je n'étais pas toujours aussi riche ; les soucis d'une passion fatale m'ont fait depuis longtemps négliger certains soins auxquels j'employais mon superflu : c'est une raison de plus d'en disposer comme je fais ; il faut vous humilier pour le mal dont vous êtes cause, et que l'amour expie les fautes qu'il fait commettre.
Venons à l'essentiel. Vous dites que l'honneur vous défend d'accepter mes dons. Si cela est, je n'ai plus rien à dire, et je conviens avec vous qu'il ne vous est pas permis d'aliéner1 un pareil soin. Si donc vous pouvez me prouver cela, faites-le clairement, incontestablement, et sans vaine subtilité ; car vous savez que je hais les sophismes2. Alors vous pouvez me rendre la bourse, je la reprends sans me plaindre, et il n'en sera plus parlé.
Mais comme je n'aime ni les gens pointilleux ni le faux point d'honneur ; si vous me renvoyez encore une fois la boîte sans justification, ou que votre justification soit mauvaise, il faudra ne nous plus voir. Adieu ; pensez-y.
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1. Aliéner : on dit figurément « aliéner les affections, les cœurs, les esprits, pour dire : faire perdre la bienveillance, l'affection, l'estime » (Acad. 1762).
2. Sophisme : raisonnement faux malgré une apparence de vérité.
- Lettre XVIII -
À Julie
J'ai reçu vos dons, je suis parti sans vous voir, me voici bien loin de vous : êtes-vous contente de vos tyrannies, et vous ai-je assez obéi ?
Je ne puis vous parler de mon voyage ; à peine sais-je comment il s'est fait. J'ai mis trois jours à faire vingt lieues1 ; chaque pas qui m'éloignait de vous séparait mon corps de mon âme et me donnait un sentiment anticipé de la mort. Je voulais vous décrire ce que je verrais. Vain projet ! Je n'ai rien vu que vous et ne puis vous peindre que Julie. Les puissantes émotions que je viens d'éprouver coup sur coup m'ont jeté dans des distractions continuelles ; je me sentais toujours où je n'étais point ; à peine avais-je assez de présence d'esprit pour suivre et demander mon chemin, et je suis arrivé à Sion sans être parti de Vevey2.
C'est ainsi que j'ai trouvé le secret d'éluder votre rigueur et de vous voir sans vous désobéir. Oui, cruelle, quoi que vous ayez su faire, vous n'avez pu me séparer de vous tout entier. Je n'ai traîné dans mon exil que la moindre partie de moi-même : tout ce qu'il y a de vivant en moi demeure auprès de vous sans cesse. Il erre impunément sur vos yeux, sur vos lèvres, sur votre sein, sur tous vos charmes ; il pénètre partout comme une vapeur subtile, et je suis plus heureux en dépit de vous, que je ne fus jamais de votre gré.
J'ai ici quelques personnes à voir, quelques affaires à traiter ; voilà ce qui me désole. Je ne suis point à plaindre dans la solitude, où je puis m'occuper de vous et me transporter aux lieux où vous êtes. La vie active3 qui me rappelle à moi tout entier m'est seule insupportable. Je vais faire mal et vite, pour être promptement libre, et pouvoir m'égarer à mon aise dans les lieux sauvages qui forment à mes yeux les charmes de ce pays. Il faut tout fuir et vivre seul au monde, quand on n'y peut vivre avec vous.
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1. Vingt lieues : environ 90 kilomètres.
2. Vevey : ville en Suisse.
3. La vie active : Saint-Preux remobilise l'opposition traditionnelle entre vita activa (la vie sur terre) et vita contemplativa (contemplative, la vie du croyant) au profit de la seule Julie.
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Lettres XIII à XVIII, 1761
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